29 mai 2010

Opéra de Paris - La Bayadère (3) et (4)


La Bayadère (chorégraphie de Noureev d'après Petipa)

Ballet de l'Opéra National de Paris
Représentations du 29 mai 2010 (14h30 et 20h)
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Deux fois le même ballet en une journée ? Pas du tout, en fait, tant les approches des spectacles de 14h30 et 20h étaient ce jour-là dissemblables.

En matinée, c'est du virtuose invraisemblable, du technique virevoltant, du pyrotechnique même. On retient surtout les prestations de Dorothée Gilbert et, bien sûr, Mathias Heymann, qui éclipsent plus ou moins le reste de la représentation tant leurs prestations sont époustouflantes dans leur genre. Que ça saute, que ça tourne, que ça pirouette, la tonicité de la chose est telle que les spectateurs s'enflamment pour cette prise de rôle.
Curieuse impression pourtant, à la fin du spectacle : celle d'avoir plus assisté à un gala de danse, où les morceaux de bravoure s'enchaînent, qu'à une représentation de la Bayadère. Un peu la même chose que lors de la Giselle que ce couple de jeunes chouchous du public avait donnée en début de saison. Il faut reconnaître que l'un comme l'autre ont beaucoup travaillé en matière de pantomime et d'interprétation depuis octobre dernier ; en revanche, la construction de l'histoire, la progression de la relation entre Nikiya / Solor / Gamzatti passent quand même au second plan cet après-midi là, et de ce point, on s'ennuie un peu.
Ne doutons en tout cas pas que cette paire de danseurs ait tout pour assurer des lendemains qui chantent à la compagnie.

S'agissant de la soirée, il n'y a pas assez de mots pour dire combien cette représentation nous aura profondément marqué.
Delphine Moussin - première fois qu'on la voyait dans un rôle classique avec acte blanc et tout - n'était pas réputée pour sa haute technicité ; à l'évidence, ce n'est pas son point fort (lors de la variation du voile au III, on avait même un peu de peine pour elle). Finalement, là n'est pas le plus important, tant sa lecture du ballet, de son rôle, de ses rapports à son partenaire prend à la gorge. Ce n'est pas une souveraine à la Letestu ou une mutine à la Gilbert, mais une simple bayadère, une danseuse de temple aux amours coupables bientôt désespérée par l'attitude de son guerrier de copain et qui reviendra d'outre-tombe le faire culpabiliser. Mlle Moussin nous raconte par le menu cette histoire et sait mettre ses qualités d'interprètes au service d'une danse exceptionnelle d'émotions (ces bras, ces expressions du visage, cette scène d'agonie une fois Nikiya mordue par le serpent) qui trouve son apogée au III, où elle impose une bayadère désincarnée et spectrale magnifique.

Stéphane Bullion... Stéphane Bullion, nous avions dit attendre avec impatience sa première sur la scène de l'Opéra de Paris (Syltren nous ayant gentiment fait remarquer qu'il avait déjà dansé le rôle lors de la tournée en Australie l'année dernière) ; le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il a comblé nos attentes au-délà de toute expression. Il trouve en Solor un personnage dans lequel il peut donner la pleine mesure de son talent d'interprète ; schizophrène, ou à tout le moins écartelé entre les perspectives d'un mariage avec une belle héritière et des sentiments sincères pour sa bayadère de cœur, il impose sa lecture subtile et très évolutive du personnage et brode très finement les contours de son personnage (quel plaisir d'observer en particulier les moments où il ne danse pas mais joue, cf. par exemple son jeu pendant la variation de l'agonie de Nikiya, après un moment de félicité en compagnie de Gamzatti).
Certes, mais quelque part, nous n'en attendions pas moins de lui - nous y reviendrons dans un autre post. Ce soir, les qualités techniques de Stéphane Bullion ont très favorablement étonnées et sa belle danse très propre, très puissante, très musicale a pu pleinement s'épanouir à la faveur de ce rôle d'une redoutable difficulté. Probablement moins "poudre aux yeux" que Mathias Heymann, il a survolé les chausse-trappes invraisemblables que réservent les variations de Solor avec une aisance remarquable et a même livré une dernière variation anthologique (la plus réussie que nous ayons vue lors de cette reprise) ; l'écriture chorégraphique de cette variation, avec ses doubles assemblés qui n'en finissent pas, n'est pas des plus visuellement convaincantes - elle fait partie de ces passages à la Nureev d'un niveau ahurissant mais qui n'apportent esthétiquement rien voire rompent dans une certaine mesure la magie visuelle du spectacle -, mais ce soir-là, on en aurait presque redemandé.
Au-delà de ses qualités individuelles, Bullion montre une fois de plus qu'il est un partenaire hors pair, avec des portés très sûrs, une attention touchante de tous les instants pour ses ballerines et une réelle attention à ne pas tirer la couverture à lui quand ce n'est pas le moment. Le couple fusionnel et excessivement lyrique qu'ils forment Moussin et lui est phénoménal dans ce ballet.

Petite déception de ce soir : qu'Emmanuel Thibault, initialement distribué en Idole dorée n'ait pas pu danser, remplacé par un Mallaury Gaudion qui n'a cependant pas démérité.
Redisons par ailleurs tout le bien qu'inspire la prestation d'Allister Madin, qui a fait évoluer son Fakir depuis le début de la série (et quel peps dans la Danse indienne !!), et toute la sympathie que la Manou d'Aubane Philbert a pu susciter. Un corps de ballet toujours aussi impeccable dans l'acte des Ombres ; trois Ombres ce soir très réussies (Mlles Mallem, Zusperreguy et Dayanova) ; un accompagnement musical toujours aussi navrant...


25 mai 2010

Festival Seine de danse - Ballet du Grand Théâtre de Genève


Festival Seine de danse, à Puteaux

Blackbird (chorégraphie de Jiří Kylián)
Sechs Tänze (chorégraphie de Jiří Kylián)
Loin (chorégraphie de Sidi Larbi Cherkaoui)

Ballet du Grand Théâtre de Genève
Soirée du 25 mai 2010
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Soirée d’ouverture d’un festival audacieux. De la danse de qualité à prix placé en plein cœur du quartier de la Défense, que le côté hectique rend passablement irrespirable, il fallait oser, et ce que le très richement doté Conseil général des Hauts-de-Seine nous offre.

L’occasion de voir se produire une compagnie européenne prestigieuse dans un répertoire affriolant, qui tient toutes ses promesses.

Cette triple bill débute de manière étonnante. Un décor minimaliste - fond noir, néon vertical blanc -, des costumes réduits à des pantalons blancs, des musiques géorgiennes servent de cadre à une composition chorégraphique relativement austère. Si on aurait pu penser que les musiques choisies inspireraient une danse plus enlevée, Kylián s’en tient à une approche très sobre dans ce pas de deux dont les danseurs soulignent pour autant toute la poésie. C’est simple, efficace, ça fait retomber les tensions de la journée pour aborder détendu les fameuses Sechs Tänze…

Changement d’ambiance en effet avec cette deuxième pièce. On se retrouve dans le théâtre, dans le burlesque, dans l’emperruqué poudré irrésistiblement drôle, le gentiment grivois. Quel travail d’orfèvre le chorégraphe livre-t-il ici ! La retranscription dansée de la musique de Mozart est stupéfiante, chaque voix musicale trouvant son répondant dans la structure de la danse. Les danseurs se font à l’évidence plaisir, leur travail de pantomime témoignant d’une réelle appropriation de l’œuvre ; peut-il en être autrement avec une pièce aussi exigeante mais qui assure de tels moments de connivence avec le public ?
L'orage à l'extérieur du chapiteau tombe à pic pour accompagner les intermèdes entre les différentes pièces de Mozart et amplifient les grondements sourds prévus à ces moments-là par la chorégraphie originelle.
Il ne manque que les projections de bulles de savon lors du final, que nous avions trouvées du meilleur effet lors du dernier passage à Paris des Grands ballets canadiens de Montréal.

Deuxième partie de soirée à mille lieues des deux univers précédents (côté people, Patrick Devedjian, qui avait bredouillé en début de soirée une allocution brouillonne pour lancer les festivités, ne s’est même pas éclipsé à l’entracte, c'est plutôt bien). Loin, création de Sidi Larbi Cherkaoui pour le Ballet du Grand Théâtre de Genève, « s’interroge sur la distance entre les êtres, les époques et les cultures », nous apprend le programme. Le caractère orientalisant des décors (limités en l’espèce à de grands voiles orange dans le fond et sur les côtés de la scène) et des costumes (genre sarouels ou pantalons bouffants dans des couleurs pastel joliment assorties) se heurte à l’ambiance musicale baroquisante de la musique, au demeurant sublime, de Biber. Avec une danse tout en rondeur, tout en enveloppement perpétuel des bras et des corps, avec une gestuelle fluide d’une virtuosité larvée, non démonstrative et parfaitement restituée par des danseurs qui font là montre d’une synchronisation impressionnante, avec des intermèdes parlés ou chantés nous ramenant précisément à l’interrogation du programme en intégrant toutefois une distance humoristique de bon aloi, on ne voit pas les 47 minutes passer.
Tout cela donne bigrement envie d’aller découvrir l’intégrale du Triptyque du chorégraphe, qui sera bientôt donnée à la Halle de la Villette.

Pour l’anecdote, le public comptait un certain nombre de danseurs du ballet de l’Opéra de Paris, qui ont sans doute pu apprécier à sa juste valeur la prestation de cette compagnie, qui nous a charmé ce soir-là.
 

23 mai 2010

Opéra de Paris - Les contes d'Hoffmann

 
Les contes d'Hoffmann (musique de Jacques Offenbach)
Mise en scène de Robert Carsen

Représentation du 23 mai 2010, 14h30
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La remise en vente in extremis, sur le site de l'Opéra de Paris, de places pour ce spectacle si unanimement salué depuis sa création en 2000 fut une aubaine. La curiosité a vite laissé place à l'envoûtement.

Probablement la mise en scène la plus pertinente et la plus géniale de bout en bout qu'il nous ait jamais été donné d'admirer à l'Opéra de Paris. L'Alcina du même Carsen avait déjà fait mouche. Là, il a une vision, d'une immense cohérence. Les variations autour du théâtre dans le théâtre, les jeux avec la géographie de la salle, les bijoux d'humour dans la direction des hommes, la charpente globale du spectacle, remarquablement structurée, sont quelques indices qui nous font sentir que cette production a un je-ne-sais-quoi d'exceptionnel. Chaque acte conserve ses caractéristiques propres mais le tout s'articule autour d'une conception d'ensemble tout sauf décousue. Une performance dans le genre.

Les quatre magnifiques de la soirée sont Giuseppe Filianoti, un Hoffmann vocalement irréprochable, même sur la durée (puissance du timbre, articulation toujours moelleuse des lignes mélodiques, français quaso-parfait) et acteur généreux, Ekaterina Gubanova en Nicklausse, Franck Ferrari dans le rôles des bad boys et Alain Vernhes, tous trois dont la présence du chant et l'implication dans le jeu d'acteur contribuent à structurer joliment le déroulé des événements.
Laura Aikin en Olympia en fait beaucoup, l'investissement paie, ça plaît beaucoup, on est hilare (en revanche, en termes purement musicaux, c'est moins ça) ; l'Antonia d'Inva Mula convainc plus - ne serait-ce que vocalement, on est subjugué ; la Giuletta de Béatrice Uria-Monzon déçoit en revanche - dommage que la fameuse Barcarolle, tellement ressassée que son exécution ne souffre plus le médiocre, patisse de cette "contre performance".

Le chef Jesus Lopez-Cobos accompagne le tout à merveille et l'exécution très belle quoiqu'un peu feutrée par moments que livre l'orchestre de l'Opéra finit de faire ce spectacle une incontestable réussite. Éblouissant !

20 mai 2010

Opéra de Paris - La Bayadère (1) et (2)


La Bayadère (chorégraphie de Noureev d'après Petipa)

Ballet de l'Opéra National de Paris
Représentations des 17 et 20 mai 2010
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Petite dimension affective particulière pour cette reprise de La Bayadère ; il s’agit du premier ballet que nous ayons jamais vu à l’Opéra de Paris, pendant la saison 1998-1999. À Bastille, deuxième balcon, encore adolescent, peu de souvenirs précis de la chorégraphie, mais une impression tenace de sublime avec cette descente des Ombres et ses arabesques en tutus blancs, dans ces lumières bleutées surnaturelles. Assurément un de nos premiers chocs esthétiques.

Quelle douche froide, donc, avec cette première, dans un Palais Garnier qu’on imaginait, in fine à tort, plus adéquat que Bastille pour accueillir cette production… L’écrin originel paraît presque étriqué pour que les décors – merveilleux jusque dans le grotesque (l’éléphant, le tigre !) – et la mise en espace des figurants rendent pleinement justice à la majesté de la mise en scène. L’éclairage de la scène des Ombres n’est plus bleuté mais verdâtre ; cela n’enlève rien à la qualité de la prestation du corps de ballet, mais la magie du moment en est légèrement ébranlée. Les magnifiques costumes, refaits à neuf, brillent de mille feux, avec juste ce qu’il faut de côté toc et de mauvais goût dans les deux premiers actes.

Quant à ce qui se passe sur scène en ce 17 mai, disons qu’Agnès Letestu et José Martinez ne nous ont que moyennement convaincu. Elle, toujours impériale, l’est probablement trop pour ce rôle, dont elle livre une interprétation peu lisible, restant dans le registre du souverain, dans lequel du reste elle éblouit. Lui a oublié d’interpréter Solor ; on a bien du mal à suivre les évolutions de ses sentiments, lui qui arbore un sourire inextinguible tout au long de la soirée, jusque dans le pas de deux du III. Un jour sans ; c’est bien la première fois que nous voyons José Martinez aussi peu inspiré et aussi piètrement préparé (on en vient à se demander si les libertés qu’il prend avec la chorégraphie ne cachent pas un manque de préparation technique, par ailleurs patent dans les portés). Le comble de cette soirée : on en vient à trouver Émilie Cozette presqu’à la hauteur ; la justesse de son incarnation de Gamzatti, la force de sa pantomime, la musicalité de ses variations impressionnent ce soir-là.
Le réconfort est à trouver autour des rôles secondaires ; le fakir d’Allister Madin est irrésistible (quel investissement du personnage, quel plaisir dans la composition, quel brio dans la danse indienne !), la Manou de Mathilde Froustey pétillante quoiqu’un peu plus sage que ce à quoi cette danseuse nous avait habitué. Mathias Heymann se force pour ne pas trop en faire dans l’Idole dorée ; dommage. Si les trois Ombres sont honnêtes sans être mémorables, le corps de ballet est époustouflant de justesse et de précision dans les placements. Dans le registre pittoresque du I et du II, mais tout particulièrement dans l’acte blanc, c’est un plaisir de tous les instants de voir, depuis une loge de face centrale, évoluer ces ensembles dont la géométrie touche à la perfection. À saluer, surtout pour un soir de reprise !

C’est fou comme une distribution peut changer la physionomie d’une soirée. Le 20 mai, Aurélie Dupont et Nicolas Le Riche, épaulés par une Dorothée Gilbert un peu moins en forme que d’habitude mais quand même, entrainent dans leur sillon l’ensemble des danseurs. Dupont, qui nous avait bien déçu en Giselle, subjugue, sa Nikiya faisant preuve d’un tempérament appuyé face à Gamzatti et face au serpent de la mort (on a l’impression que, jusqu’au bout, elle ne croit pas à l’issue irrémédiable de la morsure). Sous son fond de teint de jouvence, Le Riche est époustouflant de brio (et Martinez ne pâtit que plus encore de la comparaison !!), notamment dans la variation finale du III, et émeut par son Solor qui ne sait pas trop sur quel pied danser. Entre Nikiya et Gamzatti, son cœur balance assurément. Alessio Carbone donne à l’Idole dorée une réelle épaisseur et réalise l’incroyable performance, à nos yeux, de construire un vrai personnage au fur et à mesure que la variation progresse, temps forts alternant avec moments de respiration. Corps de ballet toujours enthousiasmant, quoique le placement dans la salle offre une perspective moins flatteuse que lors de la représentation précédente.

Petite parenthèse de révolte : nous sommes plus sceptique, pour ne pas dire fondamentalement scandalisé, devant l'accompagnement, d'une qualité toujours plus détestable, de l’orchestre Colonne. On peut comprendre que l’orchestre de l’Opéra, trop lourdement sollicité sur d’autres productions pour assurer l’ensemble des représentations, soit mieux employé à jouer Les Contes d’Hoffmann que du Minkus, mais tout de même, comment est-ce diable possible que l’Opéra de Paris continue de faire appel à cet ensemble Colonne, dont le niveau de simple exécution (ne parlons pas ici d’interprétation…) apparaît proprement indigne ; si les cuivres se portent plutôt mieux que lors du dernier Casse-Noisette, il n’est que d’entendre les solos du premier violon, qui arrachent les oreilles (de qui se moque-t-on ?) et vont jusqu’à susciter des murmures d’étonnement du public entier, pour se convaincre que cette formation n’a rien à faire dans cette fosse. Quand donc donnera-t-on leur chance à des ensembles plus jeunes et certainement plus professionnels qui ne demandent qu’à faire leurs preuves ?
Rendons toutefois grâce au chef, qui fait, comme toujours s’agissant de Kevin Rhodes, de son mieux pour essayer d’alléger une partition somme toute peu subtile, quoiqu’on soit un peu étonné de la lenteur de certains passages, qui nuit parfois à la qualité de la prestation des danseurs sur scène.

Quelles que soient les nuances – notre réserve sur l’accompagnement reste pour autant forte –, un bien beau spectacle, qui ravit un public enthousiaste, à raison, et une chose est sure : nous attendons avec impatience, le mot est faible, le Solor de Stéphane Bullion (prise de rôle, non ?), avec une Delphine Moussin que nous découvrirons dans un rôle principal de ballet classique.